Coordination d’un numéro spécial « Tracer. Dire la vérité par corps »

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Jérôme Courduries et Mélanie Gourarier coordonnent un numéro de la revue Ethnologie Française intitulé « Tracer. Dire la vérité par corps », à paraître au printemps 2020.
Pister des charniers pour identifier des disparus et retracer les violences qu’ils ont subies ; adosser une décision de justice à l’examen de marques corporelles pour établir un épisode traumatique ou d’agression ; chercher dans la génétique une origine ethnique ou géographique pour faire valoir des droits concédés aux minoritaires ; savoir qui l’« on est » en retrouvant « d’où » et « de qui » l’on vient : autant de pratiques entreprises par des experts comme par des profanes, qui visent à statuer sur le présent à partir de traces du passé qui seraient contenues dans les corps. Le corps étant compris ici dans sa dimension matérielle la plus visible (blessures, couleur de peau, larmes), comme la plus invisible (groupe sanguin, ADN, sensations physiologiques). Comment comprendre une telle attention au corps comme lieu d’un passé authentifiable ? Cette attention est-elle un symptôme des sociétés contemporaines qui croient voir dans la chair la preuve d’une vérité supérieure car plus « scientifique » que celle des sources traditionnelles (archives, documents officiels et état civil, récits, témoignages) ? Quels récits se trament alors dans la matérialité des corps et que disent ces récits sur les sociétés qui les investissent comme nouveau régime de preuve ?
L’incarnation de ce qui reste d’un événement ou d’une trajectoire comme marqueur d’un passé plus « vrai » que celui livré par l’Histoire et les histoires, les récits et les archives est ce que nous proposons d’explorer en mobilisant le concept de « trace » dans la suite des propositions de Ginzburg [1980, 1989, 2003]. À côté de ce corps qui paraît dire toujours plus, quels autres lieux, quels autres objets sont également mobilisés pour tracer le passé et dire la « vérité » des sujets ? La vérité des sujets apparaît alors autant dans le chemin inverse : quelles traces de son histoire cherche-t-on à effacer ou à oblitérer ? Quelles marques sont ainsi négligées, invisibles à l’œil et à la pensée ? En suivant autant le geste de recherche que celui de l’effacement, ce numéro d’Ethnologie française s’intéresse aux conflits et luttes de sens qui fondent un rapport de vérité. Nous postulons que la valeur de vérité apparaît précisément dans ce processus de rétention/relégation : à la manière d’une cire perdue, le sujet « authentique » apparaît autant des marqueurs laissés de côté que des traces de son histoire corporelle et biologique retenues comme significatives.
Après la vulgarisation des savoirs sur l’ADN, les diagnostics médicaux pratiqués de plus en plus tôt renforcent encore l’idée ancienne selon laquelle l’hérédité reposerait sur « le postulat d’un principe ’vital’ qui unit les lignées au travers des générations », principe qui paraît gouverner « la réalisation de notre être individuel » [Bonniol, Gleize, 1994 : 7]. Or s’il est en mesure d’expliquer l’hérédité, le savoir génétique n’est pas le seul registre de connaissance mobilisé pour expliquer des qualités, des défaillances ou plus simplement des ressemblances que l’on pense avoir héritées de ses aïeux (voir le dossier « Penser l’hérédité » publié en 1994 par Ethnologie Française). Autant d’éléments qui peuvent être tracés et mobilisés pour affirmer la singularité d’un individu ou d’un groupe.
En reliant l’encadrement des morts à celui des naissants, Dominique Memmi [2014] identifie un tournant, au début des années 2000, dans les manières de faire et de penser les identités, qui se donne à voir dans l’investissement inédit des professionnels de la santé et du social qui travaillent à incarner des liens (conservation du cordon ombilical, monstration du fœtus mort). Mais, au-delà de la mise en relation par corps, c’est un retour sur ce qui fait les sujets et sur la manière de les identifier – et de les singulariser – qui s’opère dans la biologisation du lien. Si dans Le gouvernement des corps, Didier Fassin et Dominique Memmi [2004] s’intéressaient déjà aux transformations des modes de gouvernementalité, toujours plus agissants sur la vie physique des personnes [Rose, 2006], c’est que quelque chose a bien changé dans le gouvernement des sujets. Ce gouvernement s’est déplacé d’une administration de la « vie nue » [Agamben, 1997], fabriquant des corps sans sujets, vers un encadrement de la vie psychique, fabriquant des « sujets authentiques ». Dans ce contexte, les corps n’ont toutefois pas disparu. Leur matérialité ressurgit, non plus pour effacer les sujets, mais pour attester de leur « vérité » à la fois historique (familiale, nationale, ethnique) et subjective (psychique et émotionnelle). Cette transformation du biopouvoir est aujourd’hui discutée collectivement dans l’élaboration du concept d’ethopolitique. Mobilisé initialement par Nikolas Rose pour décrire les « techniques de soi par lesquelles les sujets se jugent et agissent sur eux-mêmes pour devenir meilleurs qu’ils ne sont » [2001 : 19] [1], l’ethopolitique permet plus spécifiquement de décrire le travail d’encadrement (et d’auto-encadrement) qui conduit les individus à se sentir comme des sujets plus « vrais » [Roux, Vozari, 2017].
C’est ce processus de définition des sujets par eux-mêmes et par différentes institutions (médicales, juridiques, étatiques) que nous proposons d’explorer en analysant la manière dont les traces du passé sont recherchées, effacées, repérées, oubliées, identifiées, collectées, sélectionnées, rejetées, conservées, interprétées ; autant d’actions qui constituent l’acte de tracer. Nous souhaitons également analyser dans ce dossier la façon dont les traces du passé, pour qu’elles deviennent le substrat de la définition des sujets ou pour qu’au contraire elles en soient exclues, sont manipulées par les sujets eux-mêmes ou par les institutions qui les gouvernent. Certaines contributions attireront l’attention sur le traitement du corps comme preuve ; il s’agira alors d’interroger ce qui semble relever d’une biologisation ou d’une naturalisation de la « vérité », vérité souvent confondue dans le résultat scientifique. De sorte qu’on peut se demander si la trace ne relève pas d’un processus métonymique pour mieux dire, faire et gouverner les sujets.
À l’inverse d’une approche de ce qui fait trace centrée sur la recherche de « marqueurs » du passé, nous proposons ici d’en élaborer une épistémologie, autrement dit, de nous concentrer sur le processus de traçage à partir duquel sont produits des savoirs, et tout particulièrement des savoirs sur soi et sur les sujets. Nous entendons ainsi reprendre, interroger et développer l’hypothèse du paradigme indiciaire proposé par l’historien Carlo Ginzburg dans les années 1980. Ce dernier identifie un tournant scientifique majeur au XIXe siècle qui voit se développer des savoirs indiciaires (histoire et expertise de l’art, psychanalyse, sciences policières). Ces savoirs fonctionnent alors comme des collections de preuves qui permettent de tracer et de reconstituer les trajectoires des objets et des individus afin de certifier leur provenance et de déterminer qui sont les personnes, ce qu’elles ont fait, voire de déceler ce qu’elles pourraient faire. L’analyse de Ginzburg s’achève sur l’apparition des empreintes digitales qu’il inscrit dans la généalogie longue des techniques de contrôle allant de l’établissement du nom et de la signature jusqu’à la chiromancie, procédés qui rendraient lisible non plus seulement l’identité, mais aussi l’individualité des sujets [1980 : 37]. Loin d’être aujourd’hui dépassé, le paradigme indiciaire semble trouver dans les technologies nouvelles et émergeantes une manière de se renforcer au point de devenir le mode de connaissance et d’administration de la preuve le plus valorisé, sinon le plus efficace.
Axé sur les différentes technologies de traçage, ce numéro de la revue Ethnologie française interroge les usages du corps ainsi que d’autres éléments matériels ou psychiques comme « preuves » au service de l’énonciation de la « vérité » des personnes. Ces technologies peuvent s’inscrire dans l’innovation la plus contemporaine (topographie dentaire, scanner, neuro-hypnose) ou relever de méthodes et de savoirs plus traditionnels (voyance, interprétation des rêves).
Références bibliographiques
Agamben Giorgio, 1997, Homo Sacer. Le pouvoir souverain et la vie nue, Paris, Seuil.
Anstett Élisabeth et Luba Jurgenson, 2009, Le Goulag en héritage. Pour une anthropologie de la trace, Paris, Pétra.
Bonniol Jean-Luc et Pascale Gleize, 1994, « Penser l’hérédité », Ethnologie française, t. XXIV, 1 : 5-10.
Fassin Didier et Dominique Memmi, 2004, Le gouvernement des corps, Paris, Éditions de l’EHESS.
Ginzburg Carlo, 2003, Rapports de force. Histoire, rhétorique, preuve, Paris, Le Seuil.
Ginzburg Carlo, 1989 (1986), Mythes, emblèmes, traces. Morphologie et histoire, Paris, Flammarion.
Ginzburg Carlo, 1980, « Signes, traces, pistes. Racines de l’indice », Le Débat, t.VI, 6 : 3-44.
Kilani Mondher, 2009, « Le cannibale et son témoin. La question de la preuve en anthropologie », Communications, 84 : 45-58.
Memmi Dominique, 2014, La revanche de la chair. Essai sur les nouveaux supports de l’identité, Paris, Seuil.
Rose Nikolas, 2001,« The Politics of Life Itself », Theory Culture & Society, 6 : 1-30.
Roux Sébastien et Anne-Sophie Vozari, 2017, « Parents at Their Best : The Ethopolitics of Family Bonding in France », Ethnography, 19(1) : 3-24.
Voir en ligne : Ethnologie Française
Image : Couverture des derniers numéros de la revue Ethnologie Française (n°162 à 173)